Avec Le Masque de la mort rouge (The Masque of the Red Death) tourné en 1964, on quitte l’univers viking des fjords (californiens) et des plages nordiques (du nord de Los Angeles) pour gagner la riante Italie de la Renaissance... reconstituée aux studios britanniques Elstree. Nouvelle adaptation d’une des œuvres d’Edgar Allan Poe, cette réalisation est aujourd’hui considérée comme un modèle du cinéma gothique.



Si vous avez manqué le début...

L’histoire se passe dans la Renaissance italienne, sans davantage de précision. Mais la mention de la mort rouge, avatar de la Peste Noire, nous autorise à situer le film au XIVe siècle. L’épidémie, qui s’est invitée en Europe en 1348, a tué entre 1/3 et la moitié de la population du continent. Elle a aussi ancré pour un temps long la peur de la maladie, la peste médiévale devenant peu à peu dans l’imaginaire l’étalon de l’épidémie apocalyptique.



Le prologue nous plonge d’emblée dans un univers gothique. Un pouilleux village est planté à la lisière d’une forêt pétrifiée avec des arbres torturés. L’intention de Corman est évidente : montrer que les paysans sont pauvres et peinent à assurer l’incertaine existence de leur quotidien, d’autant que le seigneur des lieux, évidemment brutal, naturellement odieux, les opprime. C’est le grand Vincent Price qui incarne ce seigneur, le prince Prospero. Bien que son personnage reprenne tous les stéréotypes attachés à l’aristocrate médiéval, Price crève l’écran. Machiavélique, manipulateur, méchant, il apporte à lui seul une vraie densité au film. 

Constatant que le village est touché par l’épidémie, Prospero le fait brûler, emprisonne quelques paysans rebelles et kidnappe une jeune paysanne assez gironde bien que censée être italienne. Il gagne son château, rallie le ban et l’arrière-ban de la société seigneuriale locale, en leur offrant la protection des hauts murs de sa demeure. Afin de divertir la noble assemblée, il décide d’organiser un bal masqué (ohé ohé...), où les uns et les autres vont pouvoir s’adonner à leurs vices en toute liberté.

Un seigneur sorcier

Alors que la fête se prépare, on comprend que la société seigneuriale est une véritable colonie de jalousies. Plus que respecté, Prospero est craint. Sa compagne apprécie peu en outre le fait qu’il ait ramené dans ses fourgons une petite nana. On apprend aussi que Prospero fait commerce avec le démon et qu’il est un sataniste à la fois convaincu et patenté. On retrouve là un autre poncif des films sur le Moyen Âge : la sorcellerie. 

Les sorciers et les sorcières inondent la filmographie consacrée à cette période, pour le meilleur (La Sorcellerie à travers les âges, Benjamin Christensen, 1922), pour le pire (Le Maréchal de l’Enfer, Leon Klimovsky, 1974 ; Le Nom de la rose, Jean-Jacques Annaud, 1986) ou pour le rire (Blanche Neige et les sept nains, Walt Disney, 1937). Or, le personnage de la sorcière et du sorcier est davantage un personnage de l’histoire moderne. La vague des procès de sorcellerie, si elle est perceptible à la fin du XVe siècle, intervient surtout aux XVIe et XVIIe siècles. Mais Price a su composer avec cette figure classique, déjà éculée en 1964, un personnage plutôt crédible.


Le château, univers impitoyable

L’essentiel du film se passe et se place dans l’espace typique du Moyen Âge : le château. Force est de constater que les décorateurs n’ont pas lésiné sur la reconstitution. La prison est d’un gothisme académique, que même la Hammer n’aurait pas renié. Les autres pièces du castel ne sont pas négligées. L’aula, la grand-salle, est imposante et participe à l’écrasement des personnages par le maître des lieux. L’architecture, riche, voire baroque, évoque par moment un véritable labyrinthe, avec cette enfilade de pièces, où chacune d’entre-elles possède une ambiance particulière. Quand la fête se déroule dans la pièce principale, la démesure des couleurs, la présence de nombreux figurants et le paysage sonore n’ont aucune peine à renvoyer à la démesure d’un prince de la Renaissance.

Si le château est vu comme le centre d’un pouvoir brutal et inique, Corman malgré l’évocation introductive d’une « lutte des classes », n’insiste pas sur la dimension politique de l’apocalypse mise en scène. Sa représentation du moment eschatologique n’est pas une ligne de fuite, encore moins une perspective mais juste une impasse. L’esthétisation de la fin se limite à un empilement de corps et à la fuite de la jeune paysanne. Les paysans se retrouvent libres et libérés dans l’attente du prochain seigneur. 

Le film aborde ainsi par la bande le devenir d’une société confrontée à une catastrophe qui détruit le lien social et les structures de pouvoir. Prospero, dans son château, s’érige en autocrate, s’empare du monopole de violence légitime, terrorise aussi bien les paysans que les nobles. Mais hormis le but de servir Satan, aucun autre objectif précis n’est formulé sur l’évolution d’un corps social ravagé par l’épidémie. Prospero se veut uniquement le chantre de l’Apocalypse, sans en comprendre ni les modalités ni la finalité. Il en paiera chèrement le prix. Dans ce film, Corman ouvre donc une réflexion (timide) que des personnes comme George A. Romero avec Land of the Dead (RIP l’artiste) ou les créateurs de la série Walking Dead reprendront largement. 

En définitive, Le Masque de la mort rouge est un film qui ravira les amateurs du gothique, les fans de Vincent Price, les aficionados du Moyen Âge à l’écran et qui intéressera aussi les « archéologues » des films post-apocalyptiques.

Yohann Chanoir

Pour aller plus loin :

Un article de notre compère William Blanc sur la figure de la sorcière, avec de nombreux articles à télécharger librement : http://www.him-mag.com/la-sorciere-medievale-retour-sur-un-mythe-cinematographique/

Un entretien fleuve avec le réalisateur Roger Corman himself mené de main de maître par l’ami Thomas Revay dans l’excellent Ciné Bazar, n°5, mai 2017, p. 62-70. On commande ici : http://www.edition-lettmotif.com/produit/cine-bazar-5/

Voir également les articles publiés sur le Blog Cinéma bis et droit : 

- Le nom de la rose (de Jean-Jacques Annaud) ou la pauvreté est une hérésie: l'Inquisition en 1327 : lhttp://cinemabisetdroit.blogspot.fr/2015/06/le-nom-de-la-rose-de-jean-jacques.html

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Comme le souligne le dernier numéro de la revue La Septième obsession (n° 11, été 2017), la manière dont le cinéma s’empare des territoires urbains est une question majeure des études filmiques. En la matière, l’éditeur Espaces et Signes a été un pionnier en consacrant une collection aux regards des cinéastes sur des espaces géographiques. Les ouvrages déjà publiés sont à plusieurs échelles. Elles évoquent en effet soit des quartiers comme Montmartre, des pays disparus comme l’ex-Yougoslavie, étude menée par notre ami Matthieu Dhennin, des villes comme Tokyo, Bombay etc. Jean-Michel Frodon, ancien patron de la rédaction des Cahiers du cinéma, s’est attaqué à New York. Devant l’ampleur de la filmographie, on devine que la tâche a été ardue. New York partage avec Paris le titre de ville la plus filmée du monde. Blockbusters oubliables, films bis oubliés, documentaires, comédies musicales, films noirs, tous les courants ont mis en scène la « Grosse Pomme ». En outre, ville réelle et ville fonctionnelle se mélangent parfois. Allô maman, ici bébé (Amy Heckerling, 1989), censé se dérouler dans la « Grosse Pomme » a été en fait tourné à Los Angeles. 

New York, une ville fragmentée 

Force est de reconnaître que les espaces mis en scène sont souvent récurrents. Il y a une incroyable polarisation sur certains territoires comme Manhattan, alors que la ville se compose aussi de Brooklyn, du Bronx, du Queens et de Staten Island. Au cinéma, New York est ainsi souvent réduite à la skyline de Manhattan. Certains cinéastes, comme James Gray, d’ailleurs préfèrent s’éloigner de ces espaces privilégiés pour montrer un autre visage de la ville. L’auteur pointe ici une des faiblesses du cinéma d’aujourd’hui, cette polarisation sur des espaces bien connus, du moins vite identifiables par les spectateurs, sorte de vitrine touristique d’une ville réduite à un endroit soi-disant glamour. New York se retrouve donc à l’écran éclatée. Des parties signifiantes renvoient au tout, au nom d’une logique de la synecdoque. On peut prendre l’exemple de la Statue de la liberté, plan récurrent imposé par une logique illustrative (Le Cerveau, Gérard Oury, 1969), symbole de la métropole, du pays tout entier menacé par les Nazis (La Cinquième colonne, Alfred Hitchcock, 1942), voire incarnation de l‘humanité, comme le dernier plan de La Planète des singes (Franklin Schaffner, 1968) le suggère. D’autres lieux de la ville jouent le même rôle comme les ponts ou l’Empire state Building. Jean-Michel Frodon livre à cet égard une analyse stimulante du King Kong de Caldwell Cooper et d’Ernest B. Schoedsack de 1933 (p. 68-69). 

New York, ville de tous les vices 

New York n’est pas que la ville des taxis jaunes et des comédies romantiques. C’est une métropole dure. En 1988, elle a enregistré près de 2044 homicides. Le cinéma s’est emparé de cette violence, en étudiant toutes ses modalités et en remontant même à ses origines. Pour Scorsese, dans Gangs of New York (2002), la brutalité est inscrite dans l’ « ADN de la cité » (p. 46). La filmographie consacrée à cet aspect de la cité new yorkaise est aussi très vaste. La violence est pratiquée par toutes les classes (cols blancs de Wall Street, Wall Street : l’argent ne dort jamais (Oliver Stone, 2008), mafia juive (Il était une fois en Amérique, Sergio Léone, 1984), mafiosi italiens (Le Parrain, Francis Ford Coppola, 1972), etc. N’oublions pas que cette brutalité s’inscrit dans une logique de conquête et de maîtrise de territoires. À cet égard, Les Guerriers de la nuit (Walter Hill, 1979) est le film qui a su le mieux rappeler ces logiques territoriales, ces effets de frontière, ces limites invisibles qui existent dans les grandes métropoles. Cette violence peut être aussi d’origine exogène. New York est sans nul doute la ville la plus détruite au cinéma. Rappel des événements du 11 septembre (World Trade Center, Oliver Stone, 2006), mise en scène d’apocalypse d’étiologie variée, nucléaire (avec le fabuleux Le Monde, la Chair et le Diable, Ranald MacDougall, 1959), extra-terrestre (La Guerre des mondes, Steven Spielberg, 2005), voire climatique (A.I. intelligence artificielle, Steven Spielberg, 2001), au cinéma, l’annihilation de New York est toujours à venir. 

Le livre se termine sur le « souffle de la ville », évocation d’une des scènes les plus célèbres du cinéma, celle où Marilyn Monroe voit sa jupe se soulever (Sept ans de réflexion, Billy Wilder, 1955). Métaphore sexuelle, cette scène illustre le formidable « pouvoir suggestif du cinéma affectant notre regard sur une ville ». Car qui peut prétendre pouvoir contempler une bouche d’aération new-yorkaise sans songer à ce film ? Malgré une tendance ponctuelle à l’énumération, passage obligé dans un ouvrage qui entend balayer les différentes mises en scène de la métropole, le livre se lit rapidement, donne l’envie de revoir des films, d’en découvrir ou de visiter la ville. 

FRODON, Jean-Michel, New York mis en scènes, Paris, Espaces et Signes, 2016, 12 €.

Yohann Chanoir



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