Le nom de la rose (de Jean-Jacques Annaud) ou la pauvreté est une hérésie: l'Inquisition en 1327


Le Nom de la Rose (Der Name der Rose - le titre original est en allemand car il s’agirait d’une production allemande, de Jean-Jacques Annaud, 1986) s’invite dans le Blog cinéma bis et droit, non parce qu’il serait a priori considéré comme du cinéma bis, mais plutôt parce qu’il met en scène, aux marges de l’intrigue, et en arrière plan, un aspect du système juridique médiéval, celui de l’Inquisition chargée de défendre l’orthodoxie contre les hérésies. 

Que je sache, le film n’a pas été ignoré ni méprisé par les critiques ou autres instances de légitimation : il a gagné un César en 1987 et Sean Connery s’en est sorti avec un BAFTA. Tout d’abord, on ne peut pas nier son caractère populaire : le roman d’Umberto Eco (dont le film est tiré) a connu un énorme succès lors de sa sortie (enfin...il est difficile de savoir combien de lecteurs l’ont vraiment lu, extasiés par les digressions savantes du sémiologue italien), et le film a quand même attiré presque 5 millions de Français dans les salles en 1986[1]. Mais, d’une certaine manière, il pourrait respecter les critères de distinction du bis, et être accueilli dans cette grande famille. Son intrigue même pourrait, en forçant un peu la main, le faire rentrer dans la catégorie des films de genre. D’abord, il a un côté fantastique : on le trouve, évidemment, dans l’imaginaire particulièrement riche et à la limite grotesque des miniaturistes médiévaux bien représentés dans le scriptorium de la bibliothèque où l’on peut dessiner un âne lisant les Écritures aux évêques, dans les sculptures gotiques de l’Église dont Adso est particulièrement effrayé, mais aussi dans le récit d’Ubertino da Casale (William Hickey), qui voit le diable un peu partout. Puis, il a un côté érotique : inoubliable la scène de sexe sauvage entre Adso, l’adolescent encore puceau, et cette femme issue du bas peuple qui parasite l’abbaye et se nourrit de ses ordures, poussée à la limite de la bestialité, qui ne parle pas mais grogne, et rachète son plaisir par un cœur de veau ensanglanté. Enfin, il a un côté policier noir manifeste : comment ne pas être séduit par ce moine franciscain (Sean Connery) à l’allure british pop – il porte les mêmes lunettes que John Lennon et fait preuve de la même sagacité que Sherlock Holmes ? 

Le film est extrêmement efficace car, si l’on est plongé d’emblée au sein d’une communauté monastique de l’Italie du Nord de la première moitié du XIVe siècle (Adso raconte, au tout début du film, que les événements auxquels il a assistés se sont déroulés en 1327), avec ses règles et sa mentalité certes un tantinet arriérée, et travaillée par les changements intellectuels en cours, il garde sa fluidité et donne, en quelques images, des repères historiques et mêmes théologiques de base pour que le spectateur lambda ne s’égare pas. Le spectateur n’est pas forcement informé des problèmes que pose l’hérétique à l’Église, ni de l’enjeu des débats doctrinaux autour de questions qui nous feraient sourire aujourd’hui (mais je n’en suis pas si sûr). Ainsi, il n’a pas besoin de connaître le rôle des Dominicains dans la lutte à l’hérésie ou la prise de position des Franciscains sur la pauvreté, ou encore de savoir qui était un Dulcinianus ou de secta Dulcini, pour saisir l’intrigue et en être transporté jusqu’à la fin. Dès l’ouverture, l’image des bûchers encore fumants sur une colline suffit elle seule à annoncer le sombre spectacle de l’Inquisiteur, auquel assisteront les deux âmes solitaires qui traversent cette vallée terne et inquiétante que l’abbaye domine. Il suffit de montrer ses murs imposants, telle une forteresse, pour que le spectateur soit pris par des vertiges mystiques ; il suffit de suivre la camera sur la bibliothèque-labyrinthe pour être saisi de l’horror vacui du savoir, un abîme physique et spirituel. Puis, le film est très pédagogue car, sans rentrer dans les détails, il réussit à résumer tout le problème de l’hérésie dans la scène de l’assemblée en présence du légat du pape. Une seule question, celle posée par le Franciscain, permet d’illustrer synthétiquement et magistralement des années de disputes théologiques : « Le Christ possédait-il les habits qu’il portait ? ». L’Évangile est, en effet, un texte subversif, dans la mesure où il pourrait mettre en cause le pouvoir de l’Église. Expliquons-nous : nombreux textes du Nouveau Testament appellent à renoncer à la propriété et invitent clairement à la poursuite de la pauvreté (ex. Mathieu 19 :16-30, ou 6 :25-33). En 1318, à Marseille, dans la place du marché, quatre personnes avait été brûlées parce qu’elles avaient affirmé que la règle de saint François était la même que celle du Christ dans les Évangiles. En 1323, par la bulle Cum inter nonnullos, le pape Jean XII disposait que c’était une hérésie de défendre la pauvreté absolue du Christ. La secte de Dulciniani, à laquelle appartient le monstrueux Salvatore (Ron Perlman, qu’on a pu admirer en méchant dans Drive de Nicolas Winding Refn ou en superhéros dans Hellboy), revendiquait la liberté de mouvement et la pauvreté de premiers apôtres. Rien de méchant, apparemment. Sauf que leur attitude, peu tolérée par l’Église, sabordait son pouvoir politique (une Église pauvre n’a pas de pouvoir) et mettait en cause ses structures hiérarchiques. D’ailleurs, toujours dans la même scène de l’assemblée, le légat du pape (celui habillé en rouge) répond que la question n’est pas de savoir si le Christ était pauvre, mais si l’Église doit l’être... le vacarme des participants couvre le reste de la discussion et on n’a pas besoin d’en savoir plus.


L’Inquisition, telle qu’on nous la présente dans le film, a été mise en place par le pape Grégoire IX (1227-1241), qui a créé des Tribunaux de l’Inquisition et a conféré aux Dominicains l’exercice de l’inquisitio haereticae pravitatis (le pouvoir de poursuivre la dépravation hérétique). La procédure se déclenchait contre les hérétiques suite à la dénonciation des fidèles ou parce que des exploratores, sorte de policiers, étaient attirés par l’existence d’une rumeur publique. Cités devant l’Inquisiteur, les hérétiques connaissaient leurs charges mais ne pouvaient pas savoir qui les avait dénoncés. L’Inquisiteur consultait un “conseil” formé d’un certain nombre de personnes (entre 25 et 51) et puis il prononçait la sentence. La peine de mort – qui ne paraît être que la seule forme de punition dans le film – était exceptionnelle et il faut rappeler que les absolutions, à l’époque, étaient nombreuses. Mais le film passe mieux si l’on identifie tout de suite un bon et un méchant, et si l’on voit des innocents condamnés à mort sauvés in extremis par la grâce divine et les prières de Adso. 


L’Inquisition est parfaitement incarnée par Bernard Gui ou Guidonis (F. Murray Abraham, qu’on a vu récemment dans The Grand Budapest Hotel de Wes Anderson). Il est le sinistre dominicain qui suscite la crainte des moines de l’abbaye et les doutes profonds de William of Baskerville (un grand Sean Connery qui, dans ce film, sauve les livres des flammes et méprise les pulsions sexuelles de son élève, le jeune Adso of Melk, un Christian Slater adolescent et bébête - il avait 16-17 ans au moment du tournage – dont vous remarquerez le sourire empreint de sottise, et la bouche souvent niaise devant son maître, entre la stupeur et l’incompréhension). Bernard Gui, né dans le Limousin vers 1261, frère dominicain, étudiant en théologie à Montpellier, est nommé Inquisiteur au siège de Toulouse en 1307 (rappelons que les Dominicains se sont livrés, dans le Sud-Ouest de la France, à des actions anti-hérétiques dignes d’un film d’horreur – un type, par exemple, avait décidé de déterrer un certain nombre des cadavres pour pouvoir enfin les brûler). Inquisiteur de 1307 à 1323, vir modestus atque sensatus ac humilitate profundus (loin donc du personnage qui inflige des supplices), il peut à juste titre être considéré un juriste parce qu’il a été juge, un juge très attaché aux détails, pointilleux et rigoureux dans l’application du droit (le juge, en somme, dont tout le monde rêve...). Il a rédigé un Liber sententiarum inquisitionis Tholosanae et une Practica officii inquisitionis heretice pravitatis (où il expose, dans une petite rubrique dépourvue d’éléments glauques ou croustillants, la procédure à suivre lorsqu’il s’agit d’interroger les sorcières et ceux qui invoquent le diable) ; des œuvres où il n’y a pas de véritable analyse juridique mais qui sont le résultat de l’effort pragmatique de l’homme de justice. Dans le film, comme il incarne le mal, il finit par mourir brutalement (ce qui ne correspond pas à la vérité historique mais peu importe, cela sert à produire un effet cathartique et le spectateur peut enfin être soulagé) dans le chaos qui tout engloutit et où tout se perd....à part l’amour. Et c’est là que ça fait mal, car ce n’est pas l’amour d’Adso pour la jeune sauvage qui survit à la catastrophe, mais celui de l’étudiant pour le savoir. Un exemple sans doute édifiant, certes un peu démodé et surement peu fun.


A. Di Rosa

[1] Source IMDB : http://www.imdb.com/title/tt0091605/business?ref_=tt_dt_bus.

3 commentaires :

  1. Il faut lire le livre pour comprendre que la fin est subtile et plus "fun" que ce qui paraît en regardant le film.

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    1. Une nouvelle adaptation plus "bis" est à faire alors !

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  2. Il est facile de trouver ici tous les films pour moi-même < https://streamingcomplet.page/ Le site est excellent et totalement gratuit, je vous conseille de le consulter. De plus, la qualité est bonne, ce qui est excellent, mais voyez par vous-même.

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