LIVRE : Le Brady cinéma des damnés de Jacques Thorens




Le devenir des salles de cinéma en France intéresse encore peu l’université. Les études restent rares et contrastent avec les efforts des amateurs pour conter l’histoire de salles que la métropolisation a tuées peu à peu. On peut ainsi citer la page Facebook « Salles de cinéma de la France d’autrefois ». Les salles classiques, si elles restent nombreuses (57% des lieux de projection en 2014), pèsent peu dans l’audience nationale (8% des entrées totales). Elles témoignent donc d’une pratique en voie de contraction pour ne pas écrire disparition. Il y a donc urgence à raconter, à étudier et naturellement à protéger ces espaces.

Cette absence historiographique est plutôt paradoxale vu la place des cinémas dans l’émergence et la structuration de la culture cinéphile en France. Un des intérêts de cet ouvrage est donc d’offrir un trait d’union entre les travaux d’Antoine de Baecque sur l’invention d’un regard cinéphile et les études de Jean-Marc Leveratto sur ceux qui regardent les films projetés. Jacques Thorens s’intéresse, lui, à ceux qui fréquentent le cinéma, les spectateurs, les amateurs mais aussi tous les autres. Bref, il nous propose une histoire originale, énoncée à la première personne, une histoire vue d’en bas pour le public de la France du bas.

« Le Brady»

Ouvert en 1956, situé dans le Xe, le Brady est un cinéma permanent. Il propose un double, voire un triple programme pour un prix modeste. En 1994, Jean-Pierre Mocky rachète la salle. Cet outsider du cinéma français, ce « SDF de la pellicule » (p. 18) bouscule la programmation en ajoutant ses propres films. Le spectateur, pour le prix d’un seul billet, aura droit désormais à un film du réalisateur d’À Mort l’arbitre et à un titre de la prolifique filmographie internationale des années 70 et 80. Salle moyenne de cent places, le Brady enregistre rarement une audience massive. Au maximum, 100 clients par jour. Or, le seuil de rentabilité n’est atteint qu’à partir de 20 spectateurs quotidiens. L’histoire du Brady, même atypique, est aussi celle de ces petits cinémas de Paris et de province qui tentent de résister à la concurrence des complexes aux multiples écrans, proposant les blockbusters et disposant des derniers procédés techniques. Le Brady, lui, n’aura jamais droit à l’écran large du Cinémascope. 

« Un dortoir avec des images »

Le Brady est une salle permanente, c’est à dire que le spectateur peut, pour une somme modique, y rester toute la journée. C’est ainsi que ce cinéma de quartier est un dortoir avec des images. Beaucoup y viennent pour « se coucher et dormir, pas pour regarder un film » avoue l’auteur. D’où un public pour le moins bigarré : « clochards, chômeurs fatigués, attardés mentaux en errance, un SDF chinois, des retraités esseulés, de vieux homosexuels maghrébins et prolétaires, un exhibitionniste, deux jeunes prostitués algériens, des célibataires qui s’ennuient » (p. 9). Le Brady est une véritable Cour des Miracles, dont les membres assurent le spectacle en dehors des écrans, devant la caisse, dans les toilettes, à l’entrée. Jacques Thorens, dans une même journée, peut aussi bien être projectionniste, caissier, surveillant de salle voire confident ou même videur, bref, l’homme à tout faire d’un cinéma populaire. 

L’auteur se place ainsi dans une évidente perspective foucaldienne. En étudiant les marges de notre société, Jacques Thorens questionne la construction politique du corps social. Sur la même lancée, notre projectionniste n’hésite pas à sortir de « sa » salle pour évoquer le quartier où elle est implantée. Le lecteur y découvrira un espace urbain bigarré, patibulaire pour pas un rond, caractérisé par la présence de coiffeurs africains, de marchands indiens et de prostituées chinoises. La présence de marginaux n’épuise pas toute l’assistance du Brady. On y rencontre aussi des spectateurs de passage, des « égarés », des fidèles, des réguliers car amateurs d’une autre forme de cinéma.

Un temple du bis

Au Brady, on passe donc du Mocky mais aussi du bis. La filmographie évoquée par l’auteur est démentielle. Films post-apocalyptiques italiens, kung-fu, westerns, titres de science-fiction comme King Kong contre Godzilla (Honda, 1962), recyclages improbables (Dracula contre Frankenstein, Adamson, 1971), réalisations érotiques ou franchement pornographiques comme Gorge profonde (Damiano, 1972). Si ces souvenirs raviront l’amateur du bis, qui retrouvera bien des figures familières, ils ont aussi la vertu d’alimenter une réflexion sur la pertinence des catégorisations socio-culturelles au cinéma. Car après avoir été licencié, l’auteur trouve un emploi dans un « cinéma normal » (p. 295). Son expérience au Brady lui permet de comparer les pratiques des salles indépendantes et des complexes multi-écrans. Le réquisitoire dressé est à la fois impeccable et implacable. La vente de carte illimitée, qui semble être une bénédiction pour les clients, « n’est rentable que si on vend de la confiserie » (p. 283) en grandes quantités, d’où la transformation de nos cinémas en fast-food de la sucrerie, avec cette odeur écœurante, ces sièges qui collent et ces fauteuils tachés. Rappelons tout de même que le pop-corn y est au prix du champagne (en moyenne 35 euros le kilo !!) Ces vastes salles, en outre, imposent leurs choix au reste des exploitants avec une très nette prédilection pour les films américains. Il en résulte non seulement un resserrement de l’offre mais aussi une uniformisation des programmations sur le territoire et donc un appauvrissement de la culture cinématographique.

Cette uniformisation s’accompagne d’une évolution dans la manière de consommer les images. Le « dressage au silence et à l’écoute » des spectateurs[1] suite à l’arrivée des longs-métrages dans la première moitié du vingtième siècle, a perdu de sa force. Dans une salle de multiplexe, les « nuisances » sont désormais fréquentes : conversations téléphoniques en pleine séance, chewing-gums collés sur les sièges, restes de pop-corn écrasés sur le sol, jets de boisson gazeuse sur la moquette, etc. À ces nuisances s’ajoutent les nombreuses incivilités. De grands distributeurs « ont en tellement marre de la clientèle difficile qu’ils proposent beaucoup plus de films en VO ! Et évitent les films à problèmes » (p. 294), comme les productions horrifiques destinées à un public d’adolescents. Dans ces lignes, Jacques Thorens souligne le danger de la fin du film comme expérience collective et comme occasion de rencontre sociale. 

« Biographie d’un lieu », le livre, qui se déguste comme un bon film, est aussi le rappel de ce que fut notre cinéma et la butte-témoin ce qu’il risque de ne plus être.

Yohann Chanoir

THORENS, Jacques, Le Brady cinéma des damnés, Paris, Gallimard, 2015.




[1] SORLIN, Pierre, « un objet à construire : les publics de cinéma », Le Temps des médias, n°3, automne, 2004, p. 41.

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