Contrairement à ce qu’écrivent plusieurs historiens du cinéma[1], la Renaissance du film de Viking n’a pas lieu en 1958[2]. Ce n’est pas Les Vikings, chef d’œuvre de Richard Fleischer, avec Kirk Douglas, qui inaugure le revival mais un film bis, The Saga of the Viking Women and Their Voyage to the Waters of the Great Sea Serpent réalisé en 1957 par Roger Corman.



Où sont les hommes ? (Patrick Juvet, Les Cahiers du Cinéma, décembre 1957)


Nous sommes en pleine ère Viking. Toute la Scandinavie batifole allègrement pour enfanter des petits Ragnar. Toute la Scandinavie ? Non ! Car un petit village résiste à l’appel de la chair. Et pour cause… les hommes ne sont pas rentrés de leur dernière expédition. Les femmes Vikings décident donc, après un vote au lancer de javelot… de partir à leur recherche. Elles arment un drakkar et s’élancent sur le vaste Océan, hélas gardé par un serpent de mer peu commode. L’infâme créature précipite leur navire sur une terre inconnue, peuplée par une population barbare, les Grimault. Pas libidineux pour un denier, ceux-ci décident de réduire les belles Nordiques en esclavage...





Le Barbare de tous les bis : Roger Corman

Né en 1926, Roger Corman commence sa prolifique carrière en 1955. Il se fait connaître, mais pas reconnaître, comme un réalisateur capable de tourner vite, avec des budgets étriqués. Touche à tout, il aborde toutes les filmographies. Ce film lui permet de se confronter à la fois aux films de monstres, qu’il connaît bien, et aux productions sur le Moyen Âge. En 1957, la ferveur du Moyen Âge à Hollywood est passée. Les superproductions comme Quentin Durward (Richard Thorpe, 1955) malgré leur casting de rêve n’attirent plus les foules. Les aventures médiévales sur grand écran deviennent donc un sujet périphérique, marginal, et de ce fait, deviennent peu à peu l’apanage du bis. Les Italiens adapteront ainsi dans des productions savoureuses les sagas d’Ivanhoé et de Robin des Bois. Corman, lui, s’attaque à un courant filmique jusqu’ici réservé aux Scandinaves : le film de Viking.

Une Scandinavie… californienne 


Pas question pour lui de tourner dans les fjords norvégiens ou sur les littoraux danois. Il reconstitue donc une Scandinavie en pleine… Californie, sur les plages de Santa Monica et de Malibu. Les scènes d’intérieur sont, elles, tournées soit en studio soit en extérieur. Quant à la neige, indispensable pour évoquer cette contrée septentrionale, elle apparaîtra en arrière-plan, sur une toile peinte, avec des montagnes élevées recouvertes de flocons blanchâtres à leurs sommets. Bref, on est incontestablement dans une production désargentée, où le système D remplace le d du mot dollar. Le film échappe toutefois aux stéréotypes habituels sur les Vikings. L’amateur de comics ne verra pas de guerriers hirsutes avec des casques à cornes sur la tête. Au contraire, ces Scandinaves sont des Californiens pur jus, hâlés, fraîchement rasés (mais la barbe passe mal avec le noir et blanc) au physique de sauveteurs, digne de la série Alerte à Malibu.

Un Moyen Âge de supermarché


Si l’amateur de bis trouvera du plaisir à la vision de ce film, l’historien médiéviste en perdra son latin. Car Corman dynamite la chronologie médiévale. Les donzelles vikings sont habillées comme des Amazones. Le chef barbare est vêtu à la sauce tartare tandis que certains de ses guerriers évoquent plutôt des citoyens de la Rome antique ou en toc. Le drakkar (en fait le nom de la figure zoomorphe en proue ou en poupe du bateau viking) est une barque affublée de boucliers, d’époque Eisenhower, style Nixon. Le gouvernail, doté d’un dessin d’un dragon asthmatique (le dragon, pas le dessin, quoique…), ne résiste même pas à la mise à l’eau, mais cela met de la tension dans la scène. Vous l’aurez compris, Corman fait feu de tout bois.



Les Vikings face à un cousin de Godzilla

Le monstre vaut à lui seul le détour. Attraction centrale, il est présent et à l’aller et au retour. Nous sommes trois ans après la sortie de Godzilla d’Ishiro Honda. Force est de constater qu’entre les deux créatures, il y a comme un petit air de cousinage. Mais Corman n’est pas encore digne du maître Honda. Les trucages low-cost ne parviennent pas à convaincre. L’usage de la surimpression ne dissipe pas le côté grotesque de la bête, et le jeu peu convaincant des vikinguettes n’arrange rien. La mort du monstre à la fin du film (désolé de spoiler), d’un seul coup d’épée avec une giclée de jus de fraise bien épais, achève le spectateur qui y croyait encore. L’essentiel, toutefois, n’est pas là.


Barbares versus Vikings

Qu’on ne s’y trompe pas, dans ce titre, les Vikings ne sont pas les barbares. Ce sont les Grimault qui occupent ce rôle ingrat. Qualifiés de « païens » (!!) par les Vikings, ils en possèdent tous les attributs : la violence, le goût des beuveries, le sexe sauvage et les sacrifices humains. Dans une terre pourtant frappée par l’oliganthropie, ces Grimault sacrifient ainsi la seule femme de leur château pour accompagner le fils du chef dans un monde qu’on dit meilleur. Les Scandinaves sont parés, eux, de vertus positives, hormis la brunette (qui s’oppose au groupe des blondes) dans un schéma classique abondamment employé par le péplum. La brune, qui ne veut pas compter pour des prunes, dans un atavisme géographique implacable, sacrifie au Syndrome de… Stockholm et pactise avec les barbares contre son peuple. Mais, rassurez-vous, la rédemption existe aussi au pays de Corman. Elle retrouve une conscience à la fin du film et se sacrifie pour que les hommes et les femmes de son peuple, enfin réunis, retournent gambader gaiement dans la grande prairie de la vie en couple.

En définitive, cette production est une curiosité. Elle intéressera les bisseux, les fans de Corman et ils sont nombreux, sans oublier les historiens du Moyen Âge au cinéma, en rendant à Corman ce qui appartient à Corman, son rôle pionnier.

Yohann Chanoir (To be continued)

[1] Dans son dernier ouvrage sur le Moyen Âge au cinéma, François Amy de la Brétèque, par exemple, ne le mentionne pas. 
[2] Il existe un film américain de 1928, (Les Vikings) en Technicolor bichrome, évoquant une expédition viking en Amérique, où les guerriers du Nord sont accompagnés d’un Anglais.
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Avec l’avènement du terrorisme international dans les années 80, on assiste à une prolifération de films d’action américains géopolitiques où se mêlent terrorisme, menace nucléaire et enjeux internationaux (avec souvent le Moyen-Orient comme cadre spatial). Cet état des choses revient surtout à la maison de production de Yoram Globus et Menahem Golan, la Cannon, spécialisée entre autres dans les films d’action de série B (le terrorisme communiste avec Invasion USA ; le terrorisme arabe avec Delta Force ; le terrorisme islamiste avec American Ninja 4 : The Annihilation ; la guerre du Vietnam avec la série des Missing in Action et Platoon Leader). La plupart de ces films sont marqués d’une part par une dimension patriotique assez poussée et par un manichéisme assez binaire où les arabes et les communistes sont souvent dépeints comme des terroristes et des criminels et d’autre part par un cadre glorifiant la négation du droit international (souvent à travers la question de l’interventionnisme). On peut citer Delta Force 2 et Deadly Heroes qui invoquent expressément la « violation du droit international » comme étant nécessaire.

Cependant, au courant des années 90, une légère modification de la donne est perceptible à deux niveaux. Premièrement, bien que l’action se déroule (souvent) dans un Moyen-Orient ultra explosif où violence et chaos règnent, on assiste à un certain infléchissement dans la représentation des protagonistes. En ce sens, une bonne partie de la population (arabe) est représentée comme étant victime d’une politique souvent liberticide de leur Etat et voulant en finir avec la violence, les guerres et le terrorisme (voir par exemple The Human Shield). Et surtout certains personnages non américains sont dépeints comme coopératifs (aux yeux des Américains surtout) et dont le rôle s’avère déterminant pour l’issue finale (positive bien évidemment). De plus, certains de ces films n’hésitent pas à représenter des américains travaillant avec les terroristes pour en tirer profit (voir Chain of Command). Citons également Cover-Up avec Dolph Lundgren où il s’agit carrément d’un attaché militaire psychopathe commettant des actes terroristes dans le but de faire porter la responsabilité aux arabes et déclencher un conflit mondial. Deuxièmement, certains films, tout en gardant un côté patriotique, mettent l’accent sur la recherche de la paix sur le plan international et on retrouve une référence souvent expresse au droit international et surtout aux Nations Unies, comme acteur de règlement des conflits. 

Outre le patriotique et républicain Chuck Norris, le sympathique Michael Dudikoff qui s’est fait connaître avec la série des American Ninja, occupe une place de premier plan dans cette catégorie de films avec Freedom Strike (1998) de Jerry P. Jacobs. Freedom Strike narre les aventures Tom Dickson, combattant des forces de l’air américaines (ou onusiennes ?) devant sauver le monde du chaos suite à des événements empêchant la conclusion d’un traité de paix entre l’Etat américain et l’Etat syrien. Ces problèmes proviennent d’un général dissident syrien ayant volé des « objets » nucléaires aux américains et voulant prendre le pouvoir. 

Légitime défense préventive et Michael Dudikoff


La question l’interventionnisme américain (le film débute et s’achève par une intervention en Syrie) n’est pas illustrée comme opérant en dehors de tout cadre juridique, comme dans la plupart des films tournés dans les années 80. Tout d’abord relevons l’accroche du film : 

« On June 3rd, 2001, the United Nations passed bill # 45-987932 approving the creation of an International Special Operation Strike Force Team to use at their disposal. 
Their purpose: infiltration of hostile environments for recovery of stolen and/or manufactured technical hardware, hostage situations, and neutralization of enemy target. 
Code Name …. FREEDOM STRIKE ». 

En ce sens, il est créé (à travers une « loi » onusienne) une force d’intervention internationale pouvant réagir selon les cas susmentionnés : menace nucléaire, prise d’otage et objet volés (!). Ces cas de figure (surtout les deux premiers) ne sont rien d’autres que la définition de la fameuse « légitime défensive préventive » souvent invoquée par l’Etat américain et une partie de sa doctrine et qui se définit comme étant « un droit d’action armée d’un Etat tendant, par anticipation, à prévenir une agression armée »[1]Quelques rappels juridiques élémentaires : selon le droit international, le recours à la force armée n’est licite qu’en cas d’autorisation du Conseil de sécurité et en cas de légitime défense[2]. Sans entrer dans les détails, rappelons que le recours à la légitime défense obéit à des conditions assez strictes. Cependant, elle a souvent été invoquée pour justifier certaines interventions armées via le fameux concept de la légitime défense préventive, rejeté toujours par la majorité des Etats et de la doctrine et qui est donc contraire au droit international. 

Or, dans Freedom Strike, la légitime défensive préventive sert de leitmotiv pour les interventions armées. Cependant, ce n’est pas sa représentation en tant que telle qui est nouvelle dans le cinéma d’action américain (elle est très récurrente dans les années 80) mais sa codification la rendant licite et donc conforme au droit international. De plus, il est à relever que les interventions se font à travers un organe permanent (Freedom Strike, créé selon, semble-t-il, une relecture très libre et bien déformée du Chapitre VII de la Charte de l'ONU) non limitée dans le temps et jouissant, surtout, de pouvoir discrétionnaire (« to use at their disposal »). On a donc une représentation libre et très large des deux exceptions au non recours à la force armée avec la légitime défense (préventive) et surtout l’aval (permanent) du Conseil de sécurité (l’ONU dans le film). En gros, une sorte de permanence du Chapitre VII de la Charte. 



Ensuite, la place prépondérante de l’Etat américain en tant que superpuissance est contrebalancée, dans une certaine mesure, par le rôle qu’occupe les Nations-Unis. Cependant, Nations-Unies et USA semblent confondus. Car lorsque par exemple les terroristes exigent le retrait de l’ONU de la Syrie, ils s’adressent aux Etats-Unis. De plus, la force d’intervention créée par l’ONU semble être purement américaine et l’affiche du film est assez révélatrice sur la question. Mais, contrairement aux films tels Navy Seals ou Delta Force 1 et 2 où les forces d’intervention sont purement et formellement américaines, dans Freedom Strike, elle constitue d'un point de vue formel une sorte de force « internationale » comme l'atteste le film (bon on aurait aimé voir le drapeau de l'ONU sur l'affiche...). Cette référence aux Nations Unies dans le film, même si déformée et pouvant faire rire n'importe quel juriste, n'est pas chose commune dans le cinéma américain de ce genre. Elle pourrait peut-être être expliquée par la conjoncture de l'époque liée à la fin de la guerre froide et au retour de l’ONU sur la scène internationale après la paralysie du Conseil de sécurité pendant plusieurs années. 

« Traité de paix arabe » et Michael Dudikoff 


Ensuite, la place du droit international transparaît également à travers la place importante que prend le traité dit « traité de paix arabe » ou « Arab World Peace Treaty ». Car, toute l’intrigue et les problèmes commencent au moment de la signature du traité lorsque deux individus arrivent à pénétrer dans la salle où est censé avoir lieu ladite signature et tirent à travers des stylos à billes (!) sur le président syrien en lui logeant une balle radioactive (!) dans son ventre (il s’en sortira à la fin et bien évidemment le traité sera signé). Une scène à elle seule résume l’importance accordée contre toute attente à cet instrument et qui représente une discussion entre un marine et son supérieur. 

- Le marine : « Avec tout mon respect, je ne sais pas comment un bout de papier (le traité) écrit par nous peut mettre un terme à une guerre qui nous ravage depuis 200 ans ! » 
- Son supérieur : « Peut-être tu as raison, mais quelqu’un doit commencer quelque chose (…) c’est une première étape et qui sait ? Peut-être le reste sera moins difficile ».

L’issue positive du film avec la signature du traité ne peut que refléter une vision des relations internationales plus pacifiée. A cet égard, le processus conflictuel est illustré par la recherche de la paix[3] dont l'issue est d’aboutir à un système international reposant sur la coopération (pour comprendre cette nuance il suffit de voir Freedom Strike d’affilée avec Delta Force ou Navy Seals). Il est noter qu’on retrouve Michael Dudikoff dans une multitude d’autres films du même genre au courant des années 90 comme Chain of Command (1994) où l’action se déroule dans un Etat arabe imaginaire, le « Qumir » ; Counter Measures (1998) réalisé par Fred Olan Ray où Dudikoff se retrouve dans un sous-marin pris d’assaut par des terroristes russes réfractaires et nostalgiques de la guerre froide et The Human Shield (1991) réalisé par Ted Post où l’issue positive du film se fera à travers les kurdes et surtout la femme du tyran iraquien et ex-copine (dans le film) de Dudikoff au passage.

Freedom Strike fait partie de cette multitude de films d’action américains patriotiques (dans les années 90, ils sortent directement en vidéos) mais se différenciant sous certains aspects des films d’action du même genre des années 80 (et qui sont les plus connus du grand public). Donc bien qu'étant patriotique, Freedom Strike ne va pas pour autant ériger la négation du droit international comme étant la norme mais mettre en scène une certaine référence au droit international qu’elle soit américaine et contestée (la légitime défense préventive codifiée) ou pas (importance accordé aux organes onusiens et surtout aux traités). En d’autres termes, et pour conclure nous pouvons dire que avons donc deux phases de films d’actions géopolitiques : une première phase illustrée par la confrontation et incarnée par Chuck Norris (la série des Delta Force et Missing in Action) et une seconde phase où la coopération est l’issue finale et incarnée par Michael Dudikoff et dont Freedom Strike constitue le parfait exemple.

Michel Tabbal



[1] Jean SALMON, Dictionnaire de droit international public, Bruylant, 2001, pp. 642-643. 
[2] Voir Chapitre VII de la Charte des Nations Unies. 
[3] Pour la distinction entre processus conflictuel et processus de coopération en relations internationales, V. BRAILLARD, Philippe, DJALILI, Mohammad-Reza, Les relations internationales, PUF, Paris, 9e éd., 2012, pp 102-119. 

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La Fondation pour la recherche stratégique organise une demi-journée d’étude consacrée à la représentation de la guerre, du terrorisme et du renseignement au cinéma et dans les séries télévisées. 

La demi-journée aura lieu le jeudi 12 mai 2016 de 14h00 à 18h00 à la BNF (Bibliothèque nationale de France).

Les interventions porteront sur : 

- Le terrorisme au cinéma avant et après le 11 septembre - Michel Tabbal, Doctorant Université de Paris Panthéon-Assas 
- La bataille d’Alger, leçon d’insurrection… et de contre-insurrection - Paul Schulte, Non Resident Senior Associate Carnegie Endowment for Peace 
- Le renseignement au cinéma -Yves Trotignon, Risk & Co. (tient un blog dédié sur le renseignement et la guerre au cinéma) 
- Hollywood le Pentagone et la guerre - Jean-Michel Valantin, docteur en études stratégiques, 
- Les relations internationales vues par les séries - Dominique Moïsi, conseiller spécial IFRI (auteur de La géopolitique des séries ou le triomphe de la peur (Stock, 2016) 
- Game of thrones et The Americans : Machiavel, Sunzi et Shakespeare pour le même prix ! - Jean-François Daguzan, Directeur adjoint, Fondation pour la recherche stratégique 
- Un village français – terrorisme, résistance et guérilla… en France - Frédéric Krivine (scénariste également de Nom de code DP, minisérie sur un attentat terroriste islamiste en France)


Pour en savoir plus : http://www.frstrategie.org/evenements/2016/2016-05-12/


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Il était une fois une mystérieuse organisation qui vole des documents d’une importance capitale pour la survie du monde libre, dans une des rues de la capitale mondiale du jeu… Très rapidement, la police soupçonne un (encore plus) mystérieux bandit, le FBI décide de rappeler de ses vacances son meilleur agent Jefferson, incarné à l’écran par Richard Harrison, figure du bis. Une bande de ninjas, surgie d’on ne sait où, tente de trucider alors notre héros, mais ignorants qu’il était une ancienne star de péplum et de la Shaw Brothers, ils se prennent une sévère raclée. L’Occident ne craint rien, Richard is back et nous sommes dans le frenchie Opération Las Vegas (1988) de N. G. Mount (aka Norbert Moutier).

Dès son arrivée à Vegas, il a fort affaire avec une blonde comaque, interprétée par Brigitte Borghese. En bonne star internationale, Richard l’emballe sec. Or, celle-ci après les ébats, disparaît pour revenir plus tard dans un casino, devant la voiture de Bonny and Clyde, détail qui a son importance, nous le verrons plus tard. Malgré ce comportement peu coutumier, Richard remet le couvert. Dans la nuit, la Brigitte part se faire une petite beauté dans la salle d’eau, tandis que notre homme feuillette, désœuvré, quelques pages d’un magazine où les femmes sont assez peu vêtues et où l’image prime sur le texte. Quand elle revient, Brigitte est habillée en ninjette ! Car, oui, amis lecteurs, elle est le chef d’une organisation révolutionnaire, qui veut supprimer le capitalisme, mais dont la connaissance du marxisme tiendrait sans peine sur un pass-Navigo. Après une lutte sympathique entre la ninjette et la star, le film trouve sa vitesse de croisière et abandonne ses nombreuses bandes criminelles pour se concentrer sur ce groupuscule marxisant. L'idéologie marxiste se résume ici à une haine viscérale du capitalisme et de leurs suppôts. Il s'agit toutefois d'un marxisme éclairé, conscient qu'il faut du fric pour éclairer les masses et former des soviets, l'argent ici est bien le nerf de la révolution. Mais, avant d’abattre le capitalisme, les révolutionnaires ont comme projet d’enlever une femme pilote, afin de…
- combattre le mildiou en Californie
- subtiliser un B 52 et lancer quelques bombinettes nucléaires sur les Etats-Unis
- passer le temps et consommer quelques mètres de pellicule

Bref, on est dans le désert du scénario, cela tombe plutôt bien, car nos révolutionnaires en jupon y ont trouvé refuge, dans une base évidemment secrète, qui doit se voir d’avion, comme le nez sanguinolent d’un ninja savaté par Richard. Il y a là sans doute un clin d’œil à tous ces films, dont un James Bond (Les Diamants sont éternels), qui placent des repaires secrets dans la wilderness du Nevada. Qu’à cela ne tienne, Richard à la tête d’une escouade d’élite, rira des araignées et des serpents à sonnettes, franchira un champ de mines, et approchera de la tanière de l’ennemie. Là, à la tête d’une unité militaire, dont les membres sont vêtus sans nul doute des restes des surplus de Boulder City (on y trouve en effet des effets militaires cheap et fort chics), il attaque les positions ennemies avec une stratégie audacieuse, dont le caractère enveloppant n’est toujours pas étudié à West Point (mais on sait pourquoi). Incarnation de la droiture occidentale, symbole de la justesse de la libre-entreprise, il terrasse les méchants cocos et emballe de nouveau (quel homme) une nymphette, non loin du Hoover Dam, lieu mythique au cinéma pour y placer des scènes d’apocalypse, d’Hitchcock à Richard Donner ou Roland Emmerich, sans oublier Brad Peyton plus récemment avec San Andreas

Si le scénario ne se distingue ni par sa clarté, ni par son originalité, force est de reconnaître aussi qu’il ne brille pas par ses connaissances en géographie. Car, de Vegas, il y a bien peu. L’hôtel-casino filmé est celui d’une ville située à 40 miles au Nord de Vegas, à Primm. Le film ne se passe donc pas à Vegas, contrairement à ce qu’indiquent le titre et nos amis fort sympathiques de Nanarland. Ce casino, rénové en 1983, avait la particularité d’exposer la voiture de… Bonny and Clyde dans laquelle le couple légendaire fut tué. En cela, ce film témoigne des difficultés à filmer à Las Vegas avant la décennie 2000. Les patrons des Casinos (à l’exception de ceux du Sands pour le mythique Ocean’s Eleven, premier du nom, avec Frank Sinatra, Dean Martin, Samy Davis Junior…) étant peu désireux de laisser leurs salles de jeux apparaître à l’écran. La municipalité devait aussi certainement réclamer des droits conséquents. Quelques plans (du vieux Strip et d’enseignes lumineuses) limitent donc la localisation à Vegas, selon un procédé classique, comme dans un film d’Eastwood par exemple (L’Epreuve de force). On peut apercevoir à un moment l'hôtel Hilton de Vegas de jour. Si on connaît le talent de Norbert Moutier comme critique de cinéma, force est de reconnaître que dans ce film, il ne donne pas le meilleur de lui-même, sauf dans un cameo. Richard Harrison fait ce qu’il peut et crève l’écran, sauvant l’entreprise du ridicule total. Mais c’est peut-être dans ces nombreux clins d’œil à une filmographie colossale que l’on pourra apprécier la patte de Norbert Moutier avec sa connaissance encyclopédique de tous les cinémas. 

Le bis mène toujours au bis, telle est bien la morale d’Opération Las Vegas.

Yohann Chanoir, agrégé d'histoire et doctorant rattaché au Centre de Recherches Historiques (CRH, Groupe d'Archéologie Médiévale) de l'EHESS.
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Olivier Abbou est un réalisateur français. Né en Alsace, il met en scène plusieurs courts métrages (Un jour de plus, Clin d'œil, Le Tombeur) ainsi qu'un moyen métrage (Manon) primés dans de nombreux festivals. En 2007, il réalise pour Canal+ la mini-série Madame Hollywood et en 2010, il coécrit et réalise Territories, en coproduction avec le Canada et qui est récompensé par le Prix du Thriller au BIFFF 2011 (Bruxelles), Prix du public et Prix du meilleur réalisateur au festival Molins de Rei (Espagne). Territoires suit les mésaventures de cinq jeunes qui se retrouvent emprisonnés, séquestrés et torturés à la frontière entre le Canada et les Etats Unis par des douaniers psychopathes ayant servi en Irak et convaincus que les jeunes sont des terroristes. En 2011, il coécrit et réalise pour Arte, la fiction Yes We Can ! une comédie d'aventure. Il tourne actuellement une série digitale en anglais pour STUDIO+, le remake de Madame Hollywood et écrit pour Légende un teen-movie d’action. 
 
- Territoires est un pur film de survival dans la lignée de The Hills Have Eyes ou The Texas Chainsaw Massacre . Mais aussi un pamphlet contre les dérives de la lutte contre le terrorisme suite aux attentats du 11 septembre 2001. Peux-on le qualifier de d’horreur de série B  « engagé » ? Je considère qu’il s’agit du chaînon manquant entre le documentaire The Road to Guantanamo et le film à Oscars Zero Dark Thirty

O. A : Oui sûrement. Je pourrais même dire que c’est un film d’auteur d’horreur. L’idée est de faire un mix des deux : un film de genre avec un message politique en guise de toile de fond. En France, la critique s’est surtout attardée sur cet aspect politique. Mais malheureusement il a été vendu comme un torture porn dans la lignée de Saw (sous-genre du cinéma épouvante mettant en scène des personnes soumises à toutes sortes de brutalités et tortures, ndlr). Alors qu’il est tout sauf ça…

- Oui en effet, le film n’est pas en aucun cas gore comme on a voulu le vendre… 

O. A : Tout à fait, on ne voit quasiment pas de sang. Je dirais que c’est le film anti-torture porn par excellence. L’accent est surtout mis sur l’aspect anxiogène et la violence psychologique. Il suffit de voir la première scène du film qui part en crescendo, ma préférée sans doute. 

- Tu as affirmé lors d’un entretien que c’est un film « post-bush », c'est-à-dire ? 

O. A : Les torture porn sont intrinsèquement liés à l’ère Bush et à la pratique de la torture pratiquée lors de la lutte contre le terrorisme. Et mon film est l’antithèse du torture porn. Il a été conçu sous Obama, à un moment où l’on avait naïvement un espoir. Un espoir qui s’est malheureusement dissipée…


- Des références cinématographiques particulières pour Territoires

O. A : Principalement Punishment Park de Peter Watkins et au niveau du style The Texas Chainsaw Massacre de Tobe Hooper. Et aussi Funny Games de Michael Haneke en ce qui concerne la question du temps réel. 

- Que penses-tu de la représentation des films traitant du terrorisme à l’écran ? 

O. A : C’est au mieux souvent caricatural et au pire de simples films de propagande comme la justification de la torture avec 24h ou l’écriture de l’Histoire officielle avec Zero Dark Thirty de Katheryn Bigelow. 

- Au vu de l’actualité, serais-tu intéressé par la réalisation d’un nouveau un film sur la question ?

O. A : J’avoue ce n’est pas évident à l’heure actuelle en France. On a vu ce qui s’est passé avec Made in France de Nicolas Boukhrief. Je pense que personne n’en a vraiment envie…

- Revenons sur la question de base, il est donc tout à fait intéressant d’aborder certains sujets sous le prisme du cinéma de genre ou des séries B ? Car aux yeux du grand public certains sujets dits « sérieux » ne peuvent être abordés que sous le prisme des documentaires ou des films dits d’auteurs ou autres films plus « sérieux »

O. A : Je ne suis pas intéresser par faire du cinéma dit « social » ou « militant ». A la base, j’aime raconter une histoire qui doit surprendre. Le cinéma de genre des années 70 était éminemment politique. Le cinéma est US est très politique. Il a toujours été un moyen pour les Etats-Unis de vendre un modèle (surtout l’American way of life, un état d’esprit – l’individualisme) ou d’asseoir son hégémonie. Les Soviétique ont bien entendu faire également la même chose dès l’apparition du cinéma. C’est d’ailleurs flagrant aujourd’hui avec Daesh qui utilise ses vidéos (de plus en plus impressionnantes et qui empruntent aux blockbusters US et aux jeux vidéos) pour recruter des terroristes. En ce sens, je te conseille de lire un passionnant article sur Daesh et le cinéma paru dans le dernier numéro de So Film

- Des références cinématographiques particulières ? Des films d’horreur ou de genre engagés qui t’ont marqué ? 

O. A : Ce qui me vient à l’esprit : The Texas Chainsaw Massacre de Tobe Hoooper ou The Last House on the Left de Wes Craven qui décrit assez bien l’état d’esprit de son époque. Le cinéma parano et complotiste aussi… un film délirant avec Warren Betty sur l’Amérique parano des années 70.

- The Parralax View ? D’ailleurs tu affectionnes cette période du cinéma américain si je ne me trompe pas… 

O. A : Oui c’est ça ! Et c’est clair que cette période m’intéresse beaucoup. Comme les films de Brian de Palma et surtout Blow Out. Et sans oublier The Conversation de Francis Ford Coppola bien sûr. Des films marqués clairement par l’assassinat de Kennedy qui a changé la représentation de la violence à l’écran. En gros, une période très riche en films anxiogènes et paranoïaques. Jean-Baptiste Thoret (critique de cinéma spécialisé entre autres dans le cinéma américain des années 70, ndlr) en a consacré des passionnants ouvrages en ce sens (voir par exemple 26 secondes, l’Amérique éclaboussée). En somme des films moins ouvertement politiques que le cinéma "Dossiers de l’Ecran" (type les films de Costa-Gavras).

-As-tu été sollicité par des ONG ou par des personnes en dehors du monde du cinéma lors de la sortie Territoires ? Car je conçois aisément qu’il soit projeté dans le cadre d’un festival de droits de l’homme qui projette malheureusement souvent des documentaires … 

O. A : Non pas du tout. En double programme, ça peut même être intéressant de présenter le documentaire The Road de Guantanamo et Territoires. Surtout qu’on s’est bien documenté sur la question. Encore une fois, je considère qu’afin de parler du monde dans lequel on vit, c’est surtout à travers le cinéma de genre qu’on arrive le plus. Du moins me concernant !

- As-tu eu recours à des juristes ou des spécialistes dans les droits de l’homme ? Car ton film traite directement de questions relatives aux droits de l’homme comme la détention arbitraire, la torture, les traitements inhumains et dégradants, les exécutions sommaires, etc.

O. A : Non. On s’est documentés de notre côté. On a lu beaucoup de rapports d’ONG car les tortures présentes dans le film constituent la reproduction de ce que certains ont subi à Guantanamo. Comme les techniques de désensibilisation ou de préparation aux interrogatoires. 

- Au milieu du film, on assiste à un passage bien juridique lorsqu’un des victimes avocate en droit pénal se met à réciter des passages du code pénal relatifs à l’enlèvement, la mise en servitude et l’esclavage alors qu’un de ses bourreaux l’interroge. Pourquoi ? 

O. A : C’était pour montrer que dans cette situation, la loi n’existe plus. Pour elle, son seul rempart existant est la loi. Mais la loi et les conventions internationales comme les accords de Genève n’ont aucun effet dans les camps de Guatanamo... 

- As-tu eu des problèmes avec la censure lors de la sortie du film ?

O. A : Non pas vraiment. Bon après tout en France, il a été interdit au moins de 16 ans ce qui est un forme de censure douce (c’est le maximum en pratique, l’interdiction au moins de 18 ans étant très rare ndlr) alors qu’en Angleterre il a été interdit au moins de 15 ans et non au moins 18 ans (courante en Angleterre ndlr). Aux Etats-Unis, il n’est jamais sorti ni en salles, ni en DVD et n’a pas été projeté lors de festivals. Peut-être que ça a du les déranger qu’un frenchie les critique.


- En 2012, tu réalises Yes, We Can avec Vincent Desagnant et Henri Guybet, une sorte de comédie politique sur le prétendu kidnapping de la grand-mère d’Obama. Encore une fois un film traitant de la lutte contre le terrorisme… 

O. A : C’est une comédie dans laquelle on s’est amusés à traiter la question de la lutte contre le terrorisme de manière délirante et insolente (attention spolier) On avait prévu une fin centrée sur l’arrestation de Ben Laden et pendant le montage Ben Laden a été tué… Alors on a ajouté une scène finale où on voit le discours d’Obama prononcé lors de la capture de Ben Laden mais mis en scène de manière détournée.

- Donc c’est une comédie (encore) politique … 

O. A : Oui si on veut. L’idée était de faire un film en hommage aux comédies de duos à la française dans la lignée de Francis Verber et la comédie transgressive à la Borat. Parler du monde dans lequel on vit et donc du politique (et non pas de la politique) est important pour moi. Dans la mini-série Madame Hollywood que je suis en train de terminer, j’aborde la dictature de la beauté et du bonheur sous la forme d’un thriller par exemple. 

Propos recueillis par Michel Tabbal







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Pour prolonger l’excellent billet de Michel sur la question de l’environnement dans le cinéma d’épouvante*, il est peut être utile de faire appel à la notion de wilderness.

Un peu d’histoire...
À l’origine, ce terme désigne dans les Saintes Écritures les étendues sauvages et arides. La littérature américaine s’en empare et en fait, notamment dans les récits de la conquête de l’Ouest, le territoire du Mal et du Malin, ces espaces où l’homme n’a pas pu et n’a pas su installer la civilisation et ses lieux de savoir (saloon, bordel, tripot...), à l’ombre d’une sainte chapelle. De la wilderness dans ce qui va devenir le western au cinéma, surgit l’Indien, intrinsèquement mauvais et pervers, qui ne va pas à la chapelle le dimanche, mange les enfants et se vautre dans des abus répétés d’eau-de-feu. On peut penser notamment à un plan fameux de La Chevauchée fantastique (1939) quand soudain de nulle part apparaissent les Indiens. De l’autre côté de l’Océan, dans la vieille Europe, la littérature gothique fait aussi de ces lieux sordides le territoire de ses créatures infernales, comme Dracula dans son château isolé. Le cinéma américain (Universal) et européen (de la Hammer à Bava en passant par notre Jean Rollin) puiseront dans cette veine pour notre plus grand plaisir.

Wilderness et grosses bêtes
Mais c’est la science-fiction hollywoodienne et le bis international qui vont faire de la wilderness une tribune pour évoquer la destruction de l’environnement. Les films de science-fiction américains connaissent leur âge d’or dans les années 50, c’est à dire en pleine guerre froide. Si le contexte est propice, avec la promptitude des scénaristes à représenter le communiste dans des créatures énormes, il est aussi approprié. Car souvent les films de S.F. dénoncent le péril nucléaire. Si au Japon maître Honda avec Godzilla rappelle les bombardements atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, les réalisateurs américains reprennent la tradition du western pour faire de la wilderness le territoire de ces improbables monstres : fourmis géantes dans Les Monstres attaquent la ville, araignée gigantesque dans Tarantula, calamar monumental dans Le Monstre vient de la mer etc. La filmographie est impressionnante. Ces films, outre la dénonciation du Rouge, qui, le fourbe, se dissimule derrière ces adorables petites bêtes, évoquent les dangers de l’atome. Les fourmis du Nouveau-Mexique ont grossi à cause des essais nucléaires. L’aranéide de Tarantula a été élevé au bon lait radioactif, le calamar est devenu énorme à cause des tirs de la bombe à hydrogène pratiqués dans ce coin du Pacifique Hollywood dénonce ainsi ces savants sans conscience qui jouent les apprentis-sorciers. Se forge ainsi une tradition de méfiance à l’écran, qui reprend celle de l’opinion publique, envers les chercheurs, puis dans la foulée de 1968, les industriels. 

De la dénonciation du rouge à l’exaltation du vert
Peu à peu, la wilderness devient le symbole des espaces naturels menacés par les conséquences d’une industrialisation effrénée, d’une industrie touristique qui détruit les beautés du monde pour que les congés payés deviennent des bronzés ou accèdent à la propriété (L’Empire des fourmis géantes, avec Joan Collins en apprentie-promotrice immobilière) dans un finistère nord-américain. Là encore, la filmographie est monumentale. Cette symbolisation est d’autant plus aisée que la wilderness est polymorphe. Si elle est souvent un désert, elle peut prendre la forme d’un lac (Zombeavers) ou de l’Antarctique, voire de l’espace. Car celui-ci permet de décliner les variantes de la wilderness. Qualifié de « nouvelle frontière » par John Fitzgerald Kennedy, l’espace offre un vaste territoire à civiliser. Cela doit vous rappeler quelque chose... Mais cet espace riche en matières premières l’est aussi en endroits affreux peuplés de bêtes monstrueuses, qui viennent faire du tourisme sur terre (tel le fameux Prédator). Les expériences scientifiques pratiquées dans les endroits naturels, comme les déserts glacés, permettent aux studios de faire la synthèse entre wilderness et alien. On pense, notamment mais pas seulement, à La Chose d’un autre monde, et à son remake (The Thing) ou à un des Prédators

La saga des aventures spatiales, comme celle des Aliens, montre que dans ces planètes offertes à l’exploration humaine se cachent un danger qui est finalement fort ancien : la peur de l’Autre et la crainte de la destruction de l’environnement.

Voir La question de l'environnement dans le cinéma d’épouvante//cinemabisetdroit.blogspot.fr/2015/06/cinema-dhorreur-et-environnement.html

Yohann Chanoir, agrégé d'histoire et doctorant rattaché au Centre de Recherches Historiques (CRH, Groupe d'Archéologie Médiévale) de l'EHESS.



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Si, comme le fait Michel, on peut lire les films bis avec les lunettes du juriste, il est aussi possible de les regarder avec les yeux de l’historien. Car les films dits bis sont, autant que les autres, inscrits dans un régime d’historicité, c’est à dire la manière dont une société articule passé, présent et futur. C’est ainsi que plusieurs péplums italiens évoquent, non pas une Antiquité de carte postale, mais le présent de leur production, dans un registre bâtard, celui du péplum médiéval comme avec Ursus, la terreur des Kirghizes (Ursus, il terrore dei Kirghisi, 1964), de Ruggero Deodato et Antonio Margheriti.

Si vous avez manqué les cinq premières minutes...
Il était une fois dans la vaste et exotique Asie Centrale un triangle amoureux. Aniko, fille de feu le Grand Khan, est éprise du roitelet Ursus, qui dirige sa tribu des Tcherkesses avec une force tranquille. Ursus a donc tout pour plaire aux dames, les muscles et le cerveau. Il suscite la jalousie du prince Zetereli, chef des Kirghizes, qui aimerait bien devenir Khan en mettant la princesse dans sa couche. Fourbe à souhait, Zetereli profite des ravages perpétrés par un affreux lycanthrope pour déterrer le cimeterre de guerre. Toutefois la créature attaque ensuite aussi bien les Kirghizes que les Tcherkesses. Et un indice, sans vous spoiler l’intrigue, laisserait à penser qu’Ursus, en fait, n’est pas innocent dans l’histoire.

Un péplum médiéval 
Même en pleine réforme de l’orthographe, l’association de ces deux termes peut surprendre. Le péplum est inscrit, par définition, dans l’Antiquité, période qui finit quand commence le Moyen Âge. Mais Ursus, comme ses cousins Maciste et Hercule, sont des personnages plastiques qui se rient de la chronologie. Nos forzuti ont donc voyagé dans le temps. Maciste a ainsi lutté contre des monstres préhistoriques, mis une pile à des Incas sanguinaires et a même combattu celui qui signe son nom de la pointe de son épée d’un Z… qui veut dire Zorro! Dans ce braconnage chronologique improbable, Maciste n’a pas ignoré le Moyen Âge. Trois épisodes de sa saga se situent au XIIIe siècle[1], où le héros, incarnation toute en muscles de la droiture occidentale, affronte aux côtés des Polonais puis des Chinois, les hordes mongoles de l’infâme Gengis Khan et de ses successeurs. 

Dans la défense du monde libre, Ursus n’est pas en reste. Dans le film qui nous intéresse, il combat les Kirghizes, peuplade turco-mongole, qui ignorait les bienfaits du christianisme, les vertus du coca-cola et les avantages de la libre-entreprise. Car Ursus, dans ce curieux régime d’historicité mis en scène dans ce film de 1964, se fait le rempart de la civilisation occidentale face aux barbares nomades vomis des steppes asiatiques. Même si Ursus est de fait un nomade tcherkesse ou circassien, donc caucasien, il existe une « gradation entre Barbares »[2], et certains se révèlent plus assimilables que d’autres. Ce courant filmique connaît son heure de gloire lorsque la guerre froide le devient de moins en moins[3] (construction du Mur de Berlin en 1961, crise de Cuba en 1962...). Si le contexte international donne du sens à cet objet filmique bâtard, la situation politique locale l’explique également. Le Parti communiste italien n’est pas une force négligeable. En 1963, il pèse près de 25% des voix. Bref, le rouge est autant à l’est qu’à Rome. Le péril, on le comprend, est grand et il faut en convaincre les populations. Que l’amateur du film à sandales se rassure, la leçon de géopolitique n’épuise pas tout le film. Il retrouvera même certains éléments du péplum, comme l’opposition entre la brune odieuse et la blonde facile, mais il devra s’en contenter. Car les habituelles scènes où le héros doit montrer sa force manquent à l’inventaire. On n’est plus du tout dans le péplum mais pas vraiment encore dans le Moyen Âge. 

Un Moyen Âge frelaté 
En suivant les aventures d’Ursus, le médiéviste perdra assurément son latin. Il n’y trouvera ni chevalier, ni troubadour. Mais il retrouvera le château, cet « héros du Moyen Âge » pour reprendre les mots de Jacques Le Goff. Car nos Kirghizes hésitent entre nomadisme et sédentarité, entre les joies du campement à la fraîche et les plaisirs du palais. Dans la demeure en dur des Kirghizes, les indigènes s’adonnent aux joies des libations, devant des danseuses vêtues de voiles diaphanes. Ces curieux indigènes sont aussi des païens, car, comme vous le savez, la religion est l’opium du peuple. Leur paganisme est évoqué par la présence de deux statues bouddhiques à l’arrière-plan de la grand-salle. Lances avec croissants, casques pointus, queues de cheval suspendues finissent de rattacher les Kirghizes aux Mongols. Quant au chef, il est dominé par l’hybris, naturellement libidineux, évidemment sanguinaire, affreusement lâche. La représentation de ces barbares épouse les conventions du genre. Elle rappelle la manière dont les Occidentaux voyaient (ou imaginaient) ces peuplades au Moyen Âge. La grille de lecture chrétienne faisait des Mongols des Tartares pour les assimiler aux démons issus de l’abîme infernal (Tartaros). S’est ainsi cristallisée autour de cette peuplade une véritable mythologie qui en faisait les descendants de Gog et Magog, ces peuples de l’Apocalypse enfermés par Alexandre le Grand derrière la porte de fer du Caucase. Ces barbares offrent donc un avatar de l’Antéchrist. À cette aune, Ursus apparaît bel et bien comme le sauveur du monde libre. Si ce message politique a perdu de sa force depuis 1991, il n’en reste pas moins que le film se regarde encore, en raison de son caractère polyvalent.




Un peu de gothique, un peu de fantastique 
Si ce titre émerge dans la prolifique production italienne des années 60, c’est non seulement en raison de la patte du co-réalisateur Antonio Margheriti (aka Anthony M. Dawson[4]), mais aussi par la présence d’éléments gothique et fantastique. Reg Park, qui incarne Ursus, est accoutumé à frayer avec le fantastique. Dans l’excellent Hercule contre les vampires (Mario Bava, 1961), il affronte dans une ambiance étrange, magnifiée par le travail photo du maestro, Christopher Lee himself, encore auréolé de son succès en Dracula. Ici, c’est d’abord la présence de la sorcière - évoluant dans des souterrains qui rappellent ponctuellement ceux du Bava de 1961 - qui donne au film une tonalité fantastique. Comme au cinéma bis, il y a rarement de belle sans bête, c’est ensuite la créature qui achève de faire de ce péplum une réalisation plurielle. Difforme comme dans une œuvre gothique, dual comme dans le roman de Stevenson, le monstre contribue à dynamiter le cadre pourtant peu rigide du film à l’antique. La prison renforce le lien avec le gothique : paille sur le sol, prisonnier supplicié, nombreuses chaînes de fer fixées au mur, complexe carcéral creusé à même la roche... Ursus, la terreur des Kirghizes est aussi l’histoire d’un grand enfermement, du début à la fin. Tous ces éléments, en nous plongeant dans des ambiances plurielles, permettent d’oublier la pauvreté des moyens engagés. 

Un film désargenté 
Avec Ursus, la Terreur des Kirghizes, autant l’avouer de suite, nous ne sommes pas dans une superproduction à l’américaine. Les erreurs de tournage sont nombreuses, notamment dans des alternances de scènes diurnes et nocturnes, qui font toujours sourire, mais qui témoignent d’un montage bâclé ou d’une conscience professionnelle qui s’arrête à la pause café. On sourira aussi devant ces Tcherkesses plus rapides à pied qu’à cheval, quand ils pourchassent le lycanthrope. La modicité des fonds alloués se retrouve aussi dans des emprunts à d’autres films. Ces derniers sont soit thématiques (Les Chevaliers Teutoniques, Alexander Ford, 1960 ; Taras Bulba, Jack Lee Thompson, 1962), soit iconographiques. La sempiternelle danse sensuelle, typique des films mettant en scène des barbares des steppes, a pu être empruntée à Ivan le Conquérant (Primo Zeglio, 1960), tout comme quelques plans de l’attaque de la forteresse des Kirghizes. Là encore, la co-réalisation d’Antonio Margheriti se calque sur des procédés coutumiers au péplum. Maciste contre les Mongols (Domenico Paolella et Alessandro Ferraù, 1963) est tourné ainsi avec la même équipe, sur les mêmes plateaux, que L’Enfer de Gengis Khan (Domenico Paolella, 1964). Ces emprunts successifs, indices de productions désargentées, permettent toutefois de conférer à ces films une réelle homogénéité, qui va bien au-delà de leur régime d’historicité commun. 

Conclusion 
Ursus, la terreur des Khirghizes offre un curieux mélange entre péplum revisité, guerre froide réchauffée, Moyen Âge frelaté et fantastique inspiré. À ce titre, il ravira le bisseux d’hier, le bissophile d’aujourd’hui mais aussi les historiens du cinéma qui s’intéressent au Moyen Âge et à ses représentations. 

Yohann Chanoir, agrégé d'histoire et doctorant rattaché au Centre de Recherches Historiques (CRH, Groupe d'Archéologie Médiévale) de l'EHESS. 


[1] Respectivement Le Géant à la cour de Kublai Khan (1961), Maciste contre les Mongols (1963), L’Enfer de Gengis Khan (1964). 
[2] Cf. ELOY, Michel, « Ursus, le vainqueur du taureau. Quand un personnage secondaire vit sa propre vie », in MIODONSKA-JOUCAVIEL, Kinga (éd.), Quo vadis ? : contexte historique, littéraire et artistique de l’œuvre de Henryk Sienkiewicz, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2005, p. 128. 
[3] Le Moyen Âge vu par le cinéma européen, Les Cahiers de Conques, n°3, avril 2001, p. 20. 
[4] On lui doit notamment La Vierge de Nuremberg, Avec Django, la mort est là, L’Invasion des piranhas avec Lee Majors, cet homme qui valait trois milliards...

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