Yves Boisset nous a quittés cette année, laissant derrière lui une œuvre d’une rare cohérence liant justice et droits humains. Cinéaste inclassable, il a, tout au long de sa carrière, filmé les abus du pouvoir, les injustices d’État et les fractures de la société française. Plus que jamais, ses films rappellent que le cinéma peut être un moyen de défense des droits humains.


En plus d’être l’un des plus grands réalisateurs français et d’avoir tourné avec les plus grands, Yves Boisset est un cinéaste dont la filmographie est transcendée par la thématique des droits humains. Ses films, constituent en quelque sorte « une radiographie de la société française ». Ils abordent, loin de tout manichéisme, racisme, violences policières ou à l’encontre des femmes, exécutions sommaires, utilisation de la torture, justice privée, corruption, liberté d’expression, éducation, journalisme…  Le souvenir d’une persécution en est probablement à l’origine « au point de faire de la lutte contre l’injustice un des axes majeurs de [s]es films1 ». Ces aspects se retrouvent dans des fictions (Dupont Lajoie, Le Prix du danger, Un condé), librement inspirées de faits réels (L’Attentat et l’affaire Ben Barka, Le Juge Fayard dit « le Shériff » et l’assassinat du juge Renaud) ou relatent des faits historiques comme une bonne partie des films produits pour la télévision (L’Affaire Dreyfus ; Jean Moulin ; Les Karens, le pays sans pêché) et mêlant plusieurs genres : polar, espionnage, film historique ou d’action, thriller, drame et anticipation.


Omnipotence du pouvoir hiérarchique


Dans une grande majorité de ses films, Boisset met en scène l’omnipotence du pouvoir hiérarchique, souvent corrompu, et clientéliste voire autoritaire, et qui n’hésite pas à interférer, profitant de sa position. Le plus emblématique reste Le Juge Fayard dit « le Shériff » qui aborde l’indépendance du pouvoir judiciaire. Le juge (Patrick Dewaere) subit constamment des pressions de la part des autorités lorsqu’il commence à s’intéresser à des personnes ayant des connexions haut placées - et mêlées au Service d'action civique (SAC) - lui rappelant que le pouvoir exécutif veille : « le Garde des sceaux a l’œil sur vous ». Le même schéma s’applique dans La Femme flic où les autorités hiérarchiques, dont un procureur (qui à son tour reçoit des appels incessants du Garde des sceaux) empêche une inspectrice intègre et un juge de mener à bien une instruction « licate » et impliquant des « personnalités estimées », hauts placées (« interroger quelqu’un c’est jeter le doute sur sa moralité ») dans une affaire sordide. L’inspectrice est même amenée, à la suite de pressions de son ministère et du commissaire, à démissionner plutôt que de subir des mutations avec interdiction de participer aux enquêtes. Dans le futuriste Le Prix du danger, où l’opinion publique est manipulée par le gouvernement, l’indépendance du quatrième pouvoir est en jeu. L’avocate qui essaie d’interdire le jeu de téléréalité mêlant meurtre devant la « commission des droits du citoyen », sorte d'institution nationale des droits humains, est loin d’inquiéter les programmateurs, car ils contrôlent, comme ils le rappellent, plusieurs de ses membres. Le colonel Auroux qui a réellement existé et incarné par Bernard-Pierre Donnadieu dans Le Pantalon, use de son autorité afin qu’un sergent rédige un acte d’accusation très sévère non conforme aux faits reprochés et pouvant mener à une condamnation à mort.



Exactions commises par les autorités


Les exactions commises par les autorités détentrices de la force publique vont tout particulièrement inspirer en premier lieu Boisset, des forces de l’ordre aux forces armées, en passant par les services de renseignement et les juges d’instruction. Un condé suit la trajectoire d’un flic (Michel Bouquet) aux méthodes expéditives saisi de l’enquête sur l’assassinat de son ami, policier intègre, dans l’unique but de le venger. Pour arriver à ses fins, il viole les normes de base régissant ses fonctions : perquisition sans mandat, tabassage pour obtenir des informations et meurtres de sang-froid. « Je ne suis pas venu pour t’arrêter, mais pour te tuer », martèle-il au tueur désarmé avant de l’abattre froidement de plusieurs balles. Sous le prisme du polar et du film de gangster, Boisset s’attaque aux violences policières et à l’institution dans son ensemble. Les propos tenus par le policier résument à eux seuls le message sous-entendu dans le film : « La fonction de policier n’est pas une fonction noble, un corps qui fonctionne bien, ce n’est pas un corps qui ne produit pas de déchets, c’est un corps qui les élimine convenablement, comme toutes les fonctions d’élimination ». Même s’il s’agit d’une œuvre nettement moins politisée, dans Bleu comme l’enfer, le flic ripou (Tchéky Karyo) profite de son statut pour détrousser un voleur, l’embarquer et le menotter dans la salle de bains de son domicile pour éviter de « se retrouver derrière un bureau pour taper des rapports à la con, surtout pour un petit voleur de m… ». A l’instar dUn condé, le policier se met au même niveau que le malfaiteur voire même le surpasse en terme d’agissements illégaux. La répression des manifestations par les forces de l’ordre est également abordée dans certains films. L’Attentat s’ouvre par une séquence durant laquelle une manifestation contre la guerre du Vietnam est réprimée à coups de matraque, faisant écho aux évènements de Mai-68. Dans R.A.S., Boisset filme une scène similaire opposant les forces de l’ordre et les mobilisés pour l’Algérie. Les coups de matraque sont également au rendez-vous quand des CRS bastonnent sans pitié des personnes qui taguent les affiches électorales d’un politicien véreux dans Le Saut de l’ange.


Les violations commises par les forces armées sont souvent dépeintes comme étant perpétuées à l’intérieur même de l’institution par des supérieurs hiérarchiques : usage de la force pour extorquer des aveux (R.A.S.) ou humilier (Allons Z’enfants). Comme le rappelle le cinéaste, concernant R.A.S. (ceci s’applique également à Allons Z’enfants et Le Pantalon), il ne s’agit pas en soi de films antimilitaristes, mais de dénonciations de l’abus de pouvoir: « l’armée étant bien souvent un élément de répression ». Dans Le Pantalon, un soldat français est arrêté pendant la Première Guerre mondiale et poursuivi devant un Conseil de guerre pour avoir tout simplement refusé en dehors du service de porter un pantalon récupéré sur un cadavre, déchiré et tâché de sang. Le colonel Auroux, qui a réellement existé (incarné par Bernard-Pierre Donnadieu), à l’initiative des poursuites jugées par plusieurs de ses pairs comme injustes et excessives, fera en sorte de présider le Conseil en bafouant les principes de base régissant le procès équitable et les droits de la défense d’ailleurs rappelés explicitement par un sergent : « En droit civil, comme en droit militaire, nul ne peut être juge et partie ». Il use de son autorité afin que ce sergent rédige un acte d’accusation très sévère non conforme aux faits reprochés et pouvant mener à une condamnation à mort. Le soldat finira exécuté quelques heures plus tard à l’issue d’un procès expéditif.


R.A.S. s’attaque frontalement à la guerre d’Algérie, qui, malgré son ampleur, n’a pas fait l’objet de représentations cinématographiques en France (Boisset réalisera en 2007 le documentaire La Bataille d’Alger).. Avec ce film, le réalisateur dépeint les exactions commises par l’armée française à l’encontre des civils ou soldats étrangers en mettant en scène les violations des règles régissant les conflits armés, notamment les crimes de guerre comme le meurtre perpétré sous la contrainte d’un supérieur ou le viol commis à l’encontre d’une habitante d’un village. Le recours à la torture est évoqué au détour d’une conversation et surtout lors d’une scène à travers laquelle le Détachement opérationnel de protection a recours à la gégène pour faire parler un prisonnier, abattu par la suite. Dans Le Juge Fayard dit « le Shériff », quoique représenté comme un héros, le personnage a recours parfois à des méthodes peu orthodoxes, d’où son surnom. En particulier, dans une scène où il torture, pour obtenir des informations, un voleur sur son lit d’hôpital, entubé après avoir reçu une balle dans le ventre.


Le paroxysme est atteint dans L’Attentat où, contrairement aux autres films cités, les règles ne sont pas violées dans un cadre légal (enquête, instruction), mais en dehors de tout carcan préétabli. Pour faire taire Sadiel, un opposant marocain, les services de renseignements et la police française, avec le concours des services de renseignements étrangers et même des gangsters, l’arrêtent et le détiennent arbitrairement tout en liquidant des témoins gênants. L’Attentat constitue à cet égard une reconstitution parfaite du crime de disparition forcée (pour rappel Ben Barka en est l’un des cas les plus emblématiques) qui consiste en l’arrestation, la détention, l'enlèvement par des agents ou autres avec l'acquiescement de l’État, et surtout « suivi du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve3 ». A aucun moment, l’exécution de Sadiel, disparaissant, tout simplement « en ne laissant aucune trace », n’est filmée. La phrase prononcée par Lestienne à Kassar, ministre marocain (Michel Piccoli), ne laisse planer aucun doute : « des rumeurs ont circulé que Sadiel aurait disparu à Paris après avoir été interpellé par des policiers français. Vérification faite, aucun service de notre police n’a dû s’occuper de Sadiel. Une enquête administrative est en cours, mais elle ne donnera rien, bien entendu ». De tels agissements se poursuivent dans Espion, lève-toi où agents secrets suisses et français, sur fond de guerre froide et de lutte contre le terrorisme d’extrême gauche, s’adonnent à des assassinats ciblés à Zurich et à Amsterdam. Enfin, les partis politiques, sans être des détenteurs du pouvoir en tant que tel, mais souvent affiliés au pouvoir dans les films qui suivent, usent de la violence allant jusqu’au meurtre pour arriver à leur fins – notamment électorales. Le candidat aux élections à Marseille a recours au SAC pour éliminer physiquement ses adversaires (Le Saut de l’ange) tandis que le dirigeant et candidat d’un parti d’extrême droite décide d’éliminer tout témoin pouvant l’accabler dans une affaire (La Tribu).



Discriminations et racisme


Plusieurs aspects ayant trait aux discriminations sont souvent évoqués dans les films de Boisset, parfois de manière accessoire comme l’homophobie dans La Clé sur la porte qui montre un jeune se faire tabasser pour son orientation sexuelle. R.A.S. n’hésite pas à s’attaquer au racisme anti-arabe au sein de l’armée lors de certaines conversations. Le médecin dans La Tribu (Jean-Pierre Bacri) se rallie à un candidat d’extrême droite aux élections, et condense à lui seul toutes les caractéristiques du politicien réactionnaire : homophobe traitant les homosexuels de « sidéens », raciste, antisémite, voyant avec l’arrêt de l’immigration la solution ultime à tous les problèmes. Comment aussi ne pas se rappeler de Canicule et des frères Socrate (Jean Carmet) et Horace (Victor Lanoux), racistes, misogynes et violents qui voient pour le passé colonialiste de la France avec nostalgie. L’antisémitisme, en toute logique au cœur de L’Affaire Dreyfus, est illustré à travers le complot dont a été victime l’officier, mais aussi au regard de la société française au XIXe siècle (manifestations et saccages de commerces juifs).


La Femme flic traite des stéréotypes sexistes à travers le personnage d’une jeune inspectrice de police (chose rare en 1980), interprétée par Miou Miou, victime du sexisme et de misogynie par ses confrères masculins. Malgré son statut, un « travail de stagiaire » comme classer des paperasses lui est assigné, car elle est jeune et surtout une femme dixit son supérieur le commissaire (Jean-Marc Thibaut). Certaines femmes ne sont également pas tendres envers elle comme sa logeuse qui n’arrête pas de se plaindre de la gent féminine (« toujours en train de laver du linge dans le lavabo ou faire cuire quelque chose ») tout en s’étonnant qu’elle pourrait travailler au sein la police.


Cependant, avec Dupont Lajoie, Boisset livre le film ultime traitant du racisme ordinaire, mais aussi des violences faites aux femmes, de la misogynie et du pouvoir racoleur des médias. Jean Carmet incarne un français ordinaire ouvertement raciste envers les étrangers et surtout les Arabes qu’il considère comme des voleurs qui « viennent bouffer » en France. Afin de dissimiler le crime atroce dont il est l’auteur, il transporte le corps dans un chantier où travaillent des ouvriers algériens. Une foule de personnes en furie menée par un ancien combattant (Victor Lanoux) complètement déchainé va s’en prendre aux travailleurs et tuer l’un d’entre eux. Ils commettent un lynchage voire un crime raciste, contrairement à l’avis du maire, mais non de l’inspecteur (Jean Bouise) décidé à aller jusqu’au bout : « un lynchage c’est bon pour les Américains avec les Noirs, mais en France un lynchage ça n’existe pas, et pourtant cet homme a été victime d’une chasse à l’Arabe. En France, ça s’appelle une ratonnade ». Les forces de l’ordre, dont les gendarmes, sont également concernés lors de cette scène où ils embarquent directement des Arabes au poste à la suite d’une altercation avec Jean Carmet et sa bande, inquiétés à aucun moment alors qu’ils sont la source de la dispute. De même, un représentant du ministre préfère ne pas ébruiter le lynchage puisque, selon lui – et sans aucune preuve à l’appui – les deux crimes ont été commis par les Arabes, obligeant le policer à signer une ordonnance de non-lieu qui sera transmise au juge d’instruction.



Droit à la vérité


Malgré tout, Boisset ne perd pas la foi en la nature humaine et s’intéresse de près à la vision héroïque individuelle. L’une des constantes de ses films est « de faire surgir la vérité, de faire connaitre aux gens la vérité et qui se trouve confronté au poids terrifiant des institutions que ce soit l’armée, la justice, la police ou le poids du pouvoir politique4 ». La quête de la justice, le droit à la vérité, les lanceurs d’alerte en quelque sorte sont au cœur de la pensée boissetienne. Ils peuvent prendre diverses formes : juge d’instruction (Le Juge Fayard dit « le Shériff ») ; inspectrice (La Femme flic) ou commissaire de police (L’Attentat) ; soldat (R.A.S.), lieutenant (Le Pantalon) ou officier militaire (L’Affaire Dreyfus) ; avocat (L’Attentat) ; citoyen (Le Prix du danger). Il a souvent été dit qu’Yves Boisset est un réalisateur anti-flic ou antimilitaire, bref anti-institution. La critique manque parfois de nuance. Il filme certes les abus commis en leur sein, sans manichéisme puisqu’il dépeint régulièrement des personnes intègres qui respectent les règles en essayant de s’affranchir du système, qui en soi est pourri ou encore de lever le voile sur les injustices commises au détriment parfois de leur vie. Les exemples, si on se limite à la police, sont nombreux : Bernard Fresson (Un condé), Jean Bouise (Dupont Lajoie), François Perrier (L’Attentat), Miou-Miou (La Femme flic), Philippe Léotard (Le Juge Fayard dit « le Shériff ») voire même Jean-Claude Dreyfus (Canicule) qui refuse de tirer à nouveau sur le truand blessé (Lee Marvin) : « Je ne vais pas quand même l’achever comme un lapin ». Cette quête pour la vérité va mener notre cinéaste à partir des années 90 à s’intéresser de près à l’injustice au sein de la justice, avec notamment d’authentiques cas d’iniquité et d’erreurs judiciaires comme L’Affaire Dreyfus ou de cas où la culpabilité de l’accusé suscite encore des interrogations (L’Affaire Seznec).

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Une séquence illustre sans doute tout l’attrait d’Yves Boisset pour les droits humains : dans L’Attentat, le militant (Jean-Louis Trintignant) rencontre le dissident arabe (Gian Maria Volonté) au sein du Palais des Nations à Genève – siège des différents organes des Nations Unies de protection des Droits de l’Homme – et plus spécifiquement sous la plaque commémorant l’adoption de la Déclaration Universelle des droits de l’homme de 1948.





1 Yves BOISSET, La revue du cinéma, n° 390, 1984.

2 Yves BOISSET, La vie est un choix, L’abeille Plon, 2021.

3 Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées.

4 Bonus DVD du film Le Prix du danger.

Michel TABBAL

 

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